Première co-écriture pour un colloque

 Voilà mon premier article, co-écrit avec Siliva Rochet : 


« Devenir médiateur-santé-pair. Quels savoirs, pour quelle identité ? »
Intervention au colloque EXPAIRs de A et Silvia Rochet – 26 mai 2022
_____
Cette intervention est le fruit d’une rencontre, et le résultat d’une correspondance entretenue
durant un an entre un usager de drogues en rétablissement, qui commençait alors un parcours de
formation de médiateur-santé-pair (MSP) – en même temps qu’il reprenait ses études à l’université
(licence de philosophie) – et une doctorante en anthropologie sociale, qui avait laissé la philosophie
quelques années plus tôt pour entreprendre une recherche plus « expérientielle ». Le texte que nous avons
choisi de présenter à ce colloque est le résultat des analyses croisées que nous avons pu tirer du « carnet
d’enquête » d’A, qui a accepté d’analyser « ce que lui faisait » la formation et ses premières
semaines de travail comme MSP dans une structure d’accompagnement en addictologie (service
d’appartements thérapeutiques). Nous avons choisi de redécouper des extraits de ce journal de terrain,
des morceaux d’entretiens et d’échanges que nous avions par mail, et des analyses écrites que nous avons
pu mettre en commun, lors du travail à deux voix qui s’est tissé autour de cette production.
I/ Double-jeu. Savoirs utiles, savoirs inutiles, savoirs interdits ?
[A] :
La question qui se présente lorsque j’apprends à « habiter » ma nouvelle posture de médiateur-santé-pair,
c’est comment je peux aller vers ces gens et leur montrer la réalité du terrain. La question qui s’impose
à moi lorsque je m’engouffre dans mon devenir professionnel, c’est une question qui interroge ma
position sur le terrain. Aussi bien avec les professionnels qu’avec les usagers.
Avec les usagers d’une part, il faut savoir capter dans quel mode est l’usager, s’il a envie de parler ou
pas, pour ne pas lui rentrer dedans. Typiquement c’est un truc que j’ai ressenti dans mes premières
journées de bénévolat : j’avais vachement envie d’être utile, mais en fait mon désir d’être utile doit
s’accorder avec les besoins de l’usager. Je ne peux pas lui demander de me parler de lui, de ses consos
où de je ne sais pas trop quoi s’il n’y a pas un lien qui s’est déjà créé.
Tout ça dépend aussi du projet thérapeutique de la personne. Evidemment, mieux vaut ne pas mettre en
avant qu’on est en gestion de conso avec une personne qui vise l’abstinence : il est nécessaire de se
recentrer sur le projet de la personne, lui dire que chaque choix dépend de l’individu en question. En ce
qui concerne le récit biographique attendu du médiateur-santé-pair j’observe qu’il faut que ça soit un
récit qui puisse être cohérent avec l’institution – il faut que ce soit un savoir qui s’inscrive dans une
institution donnée, et qui puisse « coller » avec le récit institutionnel qu’on se fait du rétablissement.
Typiquement, s’il ou elle est dans la gestion de conso, il ou elle ne pourra pas aller travailler dans une
institution qui promeut coûte que coûte l’abstinence. De la même manière, cela risque d’être impossible,
ou du moins un obstacle majeur, pour un MSP abstinent d’aller travailler dans un endroit où on tolère la
consommation ponctuelle des usagers, et où on leur tient un discours déculpabilisant sur la
reconsommation ou la rechute – s’il a lui-même décidé d’adopter un cadre de vie rigide pour tenir son
engagement à ne pas reconsommer.
Une autre chose que j’ai apprise, c’est qu’il ne faut pas tenter de trop en faire – je l’ai appris à mes
dépens : lors d’une de mes premières journées de stage, j’ai eu un échange assez long et très dynamique
avec un usager de la structure. Dans « le feu de l’action », je n’ai pas réussi à faire la différence entre
cordialité, au sens professionnel du terme, c’est à dire de trouver une bonne distance, et la dérive d’une
relation qui tendait à devenir celle de deux consommateurs. De fil en aiguille, j’ai argumenté pour alleravec lui au quartier pour savoir comment ça se passait là-bas. Après le boulot, bien sûr, mais dans la
continuité de cette séquence tout de même. Voilà l’erreur à ne pas faire : ne pas sentir quand la relation
glisse sur une pente dangereuse : celle du brouillage des pistes entre usager et professionnel. Même si je
suis médiateur-santé-pair, je ne peux pas être à ce moment-là autre chose, et opérer un quelconque
déplacement vers une fausse amitié qui nous emmène vers un lieu de vente.
D’autre part, avec les professionnels, mes nouveaux « collègues », on doit apprendre rapidement à savoir
quoi raconter, et ne pas se raconter entièrement comme en entretien avec les psys, éduc, etc.
Il y a vraiment un truc à transformer de ce côté-là : on ne se raconte pas de la même manière. Les mots
changent, on parle de came plutôt que de « produit » avec les usagers ; de « produit » plutôt que de came
avec les éducs. Et puis après, je suis toujours embêté, de ce que je peux leur raconter ou pas. Comment
je peux leur raconter ça, cet épisode ou cet épisode de ma vie, et pas évoquer des sujets plus personnels
qui ont avoir avec ma gestion de consommation actuelle ? Ou par exemple encore, comment des
personnes doivent taire leur passé judiciaire, parce que ça n’est pas « utile » dans ses interactions avec
usagers et professionnels ?
Alors justement, cette question des savoirs experts, c’est une réelle difficulté – d’objectiver ce qui en fait
la spécificité. Au sens d’un savoir objectivable, qui puisse se rattacher à une réalité professionnelle
donnée ; et qui ne relève pas uniquement de l’« expertise » subjective d’un individu, de son bon jugement
sur ce qui est dicible et ce qui, à l’inverse, « ne se dit pas ». Alors qu’on sait bien qu’il y a des savoirs
qui peuvent te mettre tricard – c’est-à-dire te faire exclure – et que ça peut toujours jouer à ton
désavantage.
Cette idée des savoirs experts ou savoirs du proche est ambivalente, parce qu’il y a à la fois la mise en
valeur d’un côté individuel, d’un côté singulier, et de l’autre côté la nécessité de l’affirmation d’un côté
collectif. Ce qui nous renvoie à la question du double-jeu, que nous allons évoquer plus loin.
Parce qu’au fond le savoir expérientiel c’est ta trajectoire thérapeutique plus ta trajectoire
professionnelle. Alors c’est toujours ambivalent : tu te soignes en même temps que tu te racontes, et te
raconter, ça contribue en partie à te soigner…
Par ailleurs, dans la professionnalisation, il y a un truc qui se joue beaucoup au sujet de la transformation
de mon identité – ce qui est nouveau pour moi. Avant j’étais punk, enfin j’avais un style de vie plutôt
alternatif et j’étais travailleur du sexe, et maintenant, j’adopte un style de vie plutôt passe-partout pour
pas taper dans l’œil. Notamment parce que je ne peux pas devenir médiateur-santé-pair en continuant
d’avoir une vie trop à la marge. Sans que ça soit basé sur la coercition de l’institution, c’est que je pense
que ça ferait une trop grande dissonance entre mon ancienne identité, et ce vers quoi je suis en train de
tendre en ce moment.
Une autre conséquence de ça, c’est qu’il faut savoir dire stop si ça part en vrille, si on est plus en mesure
d’assurer son rôle. Dans mon cas, je me suis rendu compte qu’à un moment, j’avais de nouveau un
problème avec les consos lorsque j’ai fait mon bénévolat. De ce fait, j’étais beaucoup plus alerte sur mon
propre parcours de soin. Et au bout d’un mois, j’ai décidé d’arrêter, aussi parce que ce n’était pas payé.
Enfin un des derniers savoirs qui m’ont paru utiles, c’est qu’il faut savoir faire la part des choses entre
vie privée et vie professionnelle : typiquement dans le cas d’un usager de drogues, éviter de prendre du
matos de RDR au boulot, ça évite de tout mélanger.
[Je vais laisser Silvia vous exposer à présent comment on a pu analyser ensemble ces prérequis sur les
savoirs expérientiels, et les attentes qui pèsent sur le rôle de MSP aujourd’hui.]II/ Se sentir « devenir MSP ». Troubles dans la profession ; déformation du Soi dans la vie quotidienne
[Silvia Rochet :]
Après avoir évoqué la mise en valeur des « savoirs » que le nouveau professionnel doit rapidement
« intégrer » pour s’intégrer, on aimerait s’intéresser à présent, au-delà de cette valorisation individuelle,
aux effets du collectif dans la transformation de cette identité d’usager en rétablissement à l’identité de
médiateur-santé-pair.
Le MSP ne travaille pas seul. Non seulement sa « participation aux réunion » et son « intégration dans
l’équipe au même titre que chaque professionnel » [fiche explicative de la profession de MSP par une
des grandes associations contemporaines d’accompagnement en addictologie] sont attendues, mais elles
sont même conditionnées par la manière dont il participe et il s’intègre comme professionnel. Le
paradoxe du travail social pèse d’autant plus sur lui car on lui demande tout à la fois d’ « être lui-même »
et de se démontrer « professionnel ».
En l’occurrence, ce paradoxe pourrait ne pas en être un – d’une parce que l’époque incite de plus en plus
à cela, et d’autre part parce qu’on considère l’entité institutionnelle dans laquelle il sera invité à s’insérer :
le MSP est précisément celui qui au sein de l’équipe doit savoir tirer de lui-même une
professionnalisation. La question de comment on allie ces savoirs expérientiels à un collectif
professionnel se résout ainsi à travers l’analyse de la division du travail et des mandats professionnels
qui coexistent au sein d’une même équipe thérapeutique. Je reprendrai ici brièvement les travaux du
sociologue Everett Hughes, pour expliciter que la « socialisation professionnelle » des MSP est d’être
dans l’entre-deux. En effet, selon ses travaux (Hughes, 1996), qui relèvent d’un courant nommé
« interactionnisme symbolique », les sociétés humaines ont pris l’habitude de déléguer à certaines
personnes le pouvoir et la capacité à prendre en charge certains aspects de la vie humaine qui s’insèrent
dans une dimension culturelle et symbolique – comme la mort, la maladie, la faute…
Ces hommes et ces femmes sont reconnus socialement dans une sorte de rôle de « passeur » entre divers
mondes. Leur intervention au sein du groupe social auquel ils appartiennent leur donne un sens en les
situant dans un cadre à la fois univoque et légitimé, qui devient souvent un espace, social et symbolique,
possédant un caractère "sacré" et qui se démarque du monde des vivants, monde « ordinaire » ou
"profane". C’est le cas par exemple des chamanes ou des sorciers dans certaines tribus extra-occidentales,
mais c’est le cas des médecins, des sage-femmes, des prêtres ou des psychanalystes chez nous, très
simplement.
Mais il y a une différence fondamentale dans les processus de socialisation qui font accéder à de telles
fonctions, socialisation qui constitue bel et bien une « initiation », au sens anthropologique du terme.
Dans tous les cas, pour acquérir son statut et ses nouveaux rôles le passeur doit « abandonner sa culture
antérieure, qui relevait d’une conception "laïque" des problèmes dont il prend professionnellement la
charge » 1 . Mais soit sa culture antérieure n’est pas nécessairement rattachée avec le parcours dont il est
question et la mission dont il aura la charge ; soit il se confronte au fait de « convertir » son expérience
passée et de la rendre transmissible à d’autres : il n’est pas nécessaire d’avoir été malade du cœur pour
devenir cardiologue, mais il faut croire pour devenir prêtre, et il faut avoir été analysé pour devenir
analyste. Semblablement à ce qu’il se passe dans le rite du Bwete Misoko au Gabon (Bonhomme, 2003),
certaines figures de passeur sont ainsi auréolées d’un statut ambivalent, où c’est uniquement le malade –
qui a vécu un parcours initiatique le réintroduisant dans le groupe des siens – qui pourra accéder au rôle
de celui qui sait soigner. On pourrait ainsi diviser ces deux catégories, en disant que certains rôles sociaux
exigent ce qu’on va nommer pour notre part des professionnels-sachant (qui ont un savoir théorique sur
1
J. Saliba « Les paradigmes des professions de santé » in Aïach, Fassin (1994) ; pp. 65-66des phénomènes mais ne les ont pas forcément vécus personnellement), et que d’autres, ou parfois les
mêmes, exigent des professionnels-experts, qui doivent mettre en avant leurs « savoirs expérientiels »
pour avoir droit d’accéder à leurs fonctions.
Pour nous, la difficulté qui concerne la professionnalisation des MSP n’est pas tant que leur situation de
médiateur est « floue », en ce qu’elle refléterait selon le sociologue Didier Demazière (2004), une
« activité floue, difficile à cerner et à décrire, en premier lieu pour ceux qui l’exercent et pour ceux qui
sont supposés en bénéficier ». C’est qu’elle rejoue au contraire un processus historique qui semble
aujourd’hui remis en cause – celui du passage de ces tâches des professionnels-experts au professionnels-
sachants. Le retour des « savoirs expérientiels » dans une époque où être à soi-même sa force de
capitalisation professionnelle est devenu une injonction généralisée, peut ainsi se comprendre comme
une réapparition logique de ces professionnels-experts qui ont été exclus de certains domaines de
compétences depuis l’âge moderne et jusqu’au XXème siècle. Mais ce phénomène de réémergence
trouble quelque peu les catégories socioprofessionnelles précédemment définies, et les identités qui s’en
font le support.
Pour ce qui concerne ces travailleurs en eux-mêmes, ils sont soumis à ce que Grégory Bateson parmi les
premiers désigna par le terme de « double contrainte » (Bateson et al., 1980). On attend des médiateurs
qu’ils objectivent des savoirs et savoir-faire qui relèvent en vérité de leur personnalité, de leur manière
d’être dans le monde. C’est comme si une uniformisation des « savoirs du proche » (Thévenot, 2006)
était possible, alors que ces derniers relèvent spécifiquement d’un univers commun de pratiques et de
sens qui ne peut être simplement transposable. La demande est à la fois de rester dans le milieu d’origine
– d’y être une sorte de « traducteur », d’interprète, pour conseiller les soignants originaires d’un autre
milieu – mais tout autant d’embrasser la nouvelle carrière et la nouvelle culture de l’équipe dans laquelle
il se trouvera à travailler. Au-delà des dilemmes moraux qui se posent autour de la question de jouer un
double-jeu, c’est plus concrètement une dissociation qui est attendue des nouveaux professionnels – face
à laquelle tous ne trancheront pas de la même façon. Selon le type de profils, cela peut donner des MSP
qui « collent » spécifiquement au rôle soignant attendu, à leur nouveau statut professionnel qui constitue
l’essentiel de leur identité. Ils en oublient qu’ils ont été usagers – et cela donnent souvent des profils très
durs, beaucoup plus cassants ou répressifs que certains professionnels non-usagers (je pense en
l’occurrence ici à un councellor d’une CT que j’ai observée). Mais cela peut donner aussi l’« ami », le
copain des usagers, le punk qui ne se serait pas rangé, qui risque d’être très isolé par rapport à l’équipe,
qui le perçoit comme un outsider (Becker, 1985) et qui peut projeter facilement sur lui des mécanismes
de jalousie, de suspicion… Alors, ce qui est beau et est compliqué à la fois, c’est qu’il n’y a pas vraiment
d’idéaux-types, il n’y a que des exceptions, ou plutôt que des profils idiosyncrasiques parmi les MSP que
j’ai rencontrés. Mais l’objectivation des tâches concrètes, des missions que l’on confierait à ces
professionnels, venant à manquer, on se retrouve avec une objectivation de la subjectivité et de la
personnalité-MSP – qui témoigne aussi bien des attentes « floues » que l’on conserve à l’égard de ce
nouvel emploi, que des évolutions et des mutations du travail bien plus globales. En tous cas, entre ces
deux possibles (du MSP-modèle et du MSP-punk), l’éventail du devenir-MSP est pris en tenailles, aussi
bien au niveau du récit attendu, que de la compatibilité possible (de son action et de son devenir) avec
l’équipe de professionnels qui l’accueille.
D’une part la limite trouble de la fonction qu’occupe l’activité narrative : le médiateur de santé a avant
tout une efficacité et un intérêt professionnels dans la manière dont il répond à l’injonction qui lui est
faite de raconter sa vie, ses errances, les décisions qui l’ont mené à prendre soin de lui, et à aller mieux.Mais pour autant que l’on conçoive que ce parcours n’est jamais fini, quel récit peut-on arrêter, ou à
minima circonscrire ? Jusqu’où est-il possible de raconter, jusqu’à quand ?
Comme le dit A : « au fond le savoir expérientiel c’est ta trajectoire thérapeutique plus ta
trajectoire professionnelle. Alors c’est toujours ambivalent : tu te soignes en même temps que tu te
racontes, et te raconter, ça contribue en partie à te soigner… »
Est-ce la reconnaissance du stigmate qui « contribue en partie à soigner », ou est-ce le fait de dépasser
l’expérience de stigmatisation, de pouvoir se considérer autre que ce que l’étiquetage nous a fourni
comme identité, qui soigne et qui sauve ? La « motivation salutogénétique » (selon l’expression de la
chercheuse Olivia Gross, 2020), à savoir la réconciliation entre le parcours de vie et l’emploi qui en
devient le support d’expression, est-ce la seule issue possible pour un usager désireux d’apporter son
expérience à d’autres que lui ?
Parallèlement, dans la professionnalisation, il y a quelque chose de non-négligeable qui se joue, dans la
transformation de son identité : « Avant j’étais punk […] et maintenant, j’adopte un style de vie passe-
partout pour pas taper dans l’œil. […] c’est que je pense que ça ferait une trop grande dissonance entre
mon ancienne identité, et ce que je vers quoi je suis en train d’aller en ce moment...» (A.)
L’enjeu que nous voyons dans le récit biographique d’un usager de drogues en rétablissement, c’est que
« traduire qui l’on a été » ne doit pas céder devant l’injonction à devenir quelqu’un d’autre, au sens de la
fixation à une nouvelle identité professionnelle. Le but n’est pas d’effacer la personne d’avant, pour en
devenir une autre. Il s’agit plutôt pour nous d’appréhender cette transformation comme une manière de
fixer son désir sur autre chose, phénomène plus fluide qui a très normalement des incidences sur sa propre
identité. C’est toute la question du devenir et de son opposition à une identité figée.
Conclusion
[A: ]
Nos réflexions à ce sujet s’intègrent de fait dans une interrogation plus globale sur le statut du travail
professionnel aujourd’hui, et la dialectique identitaire qui s’y trouve renouvelée, dans des équipes où
chacun est soumis en grande partie aux injonctions paradoxales que la profession de MSP révèle de
manière plus explicite. Nous voudrions donc en conclusion réfléchir à ce que sont :
- d’une part un risque ambiant, qui touche de nombreuses autres catégories socio-professionnelles et qui
concerne la dissolution des compétences objectives de la professionnalité au bénéfice d’une conception
subjective des capacités de travail et d’investissement individuelles . Les compétences du proche peuvent
de ce fait se retourner contre ceux qui en sont détenteurs lorsqu’ils ne « s’aliènent » pas à la mission de
l’institution jusqu’à fonder leur nouvelle identité en elle. L’autre risque, plus fréquent dans les équipes,
c’est que face à la difficulté accrue de ne pouvoir affirmer son rôle spécifique, dans une époque de remise
en cause des savoirs professionnels au profit de la motivation et des « capacités », chacun se replie sur
les seules spécificités techniques qui le concernent : les infirmiers, l’administration de médocs, les psys
le taf psychologique, etc, les travailleurs sociaux les créations de dossier MDPH par exemple..
- et un autre risque, qui concerne davantage la subjectivation contemporaine et qui fait qu’on puisse ne
plus savoir où se situer. Parce que tous, toutes, ne sont pas outillés semblablement dans une formation et
une recherche d’emploi qui s’apparente à un défi perpétuellement à relever. Chacun confronté à la
nécessité de se faire valoir, de trouver des stages (pour un métier encore inexistant), et au fait de se
retrouver jugé sur sa personnalité plutôt que sur sa capacité professionnelle. En fait, on n’est pas formétellement pour un métier, on pourrait se former pour devenir n’importe quoi ; mais il faut savoir se
vendre, soi, comme faisant la différence, comme assurant une différence qualitative qui n’est liée qu’à
l’image que l’on présente de sa vie. C’est en fait une personnalisation du travail comme de l’existence,
qui vise à la standardisation, à l’uniformisation des travailleurs selon des caractéristiques fonctionnelles
et psychologiques.
Dans ces conditions, à trop de moments le trouble intervient. Car c’est une force d’être autonome, mais
c’est aussi un vrai danger quand la question de la redéfinition permanente, devient comme le slogan
défendu par les NA, qui affirment que « ce doit être un combat de tous les jours ». Mais en vérité, si on
ne bosse réellement avec personne, si on s’encapacite en se contentant d’ajouter des compétences et des
« expériences » sur un CV, on demeure un travailleur en devenir, sur un marché en devenir, avec une
formation en devenir. Mais en fait il n’y a rien qui est stabilisé. Ce qui est hautement problématique en
ce qui concerne un parcours de vie avec des addictions, quand on y réfléchit..
[Silvia Rochet :]
Si nous invitons, et nous voulons contribuer par notre réflexion, à une institutionnalisation du statut de
MSP, nous souhaitons également mettre en garde sur le fait qu’une telle logique – transformer sa vie
« d’avant », se rendre dans une autre ville, ailleurs, en pensant se créer une nouvelle vie, changer dès
qu’on se sent bloqué dans un endroit, ou trop stigmatisé – peut demeurer une identité totalisante et stérile,
si on ne parvient pas à l’articuler à d’autres devenirs. C’est-à-dire si l’on ne trouve pas d’autres autres,
amis, collègues, institutions, centres d’intérêts, désirs, avec lesquels pouvoir créer des agencements de
devenir possibles.
____
Bibliographie :
AÏACH P., FASSIN D. (dir.), 1994, Les métiers de la santé. Enjeux de pouvoir et quête de légitimité, Paris,
Anthropos-Economica.
BATESON G, JACKSON D.D., HALEY J., WEAKLAND J. H., 1980 [1956], « Vers une théorie de la
schizophrénie », in. BATESON G., Vers une écologie de l’esprit, Paris, Seuil.
BECKER Howard Saul, Outsiders (1963, édition française 1985, nouvelle édition française revue et augmentée),
Paris, Métailié, 2020.
BONHOMME Julien, Le miroir et le crâne. Le parcours rituel de la société initiatique Bwete Misoko (Gabon).
thèse en anthropologie sociale et ethnologie, Ecole des Hautes Etudes en Sciences Sociales (EHESS), 2003.
DEMAZIERE Didier, « Médiation et médiateurs sociaux, entre nomination et professionnalisation », Formation
emploi, n°86, 2004, p. 13-25
GROSS Olivia. « Les défis associés à la fonction de médiateur de santé pair : enjeux pour leur formation initiale
et continue », Rhizome, vol. 75-76, no. 1-2, 2020, pp. 164-173.
HUGHES Everett C., Le regard sociologique. Essais choisis, Textes rassemblés et présentés par Jean-Michel
Chapoulie, Paris, Éditions de l'École des Hautes Études en Sciences Sociales, 1996.
THEVENOT Laurent, L’action au pluriel. Sociologie des régimes d’engagement, Paris, La Découverte, 2006

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